Je me permets de m’adresser à vous pour vous parler de nous, grands et petits qui nos retrouvons à l’école. Je voudrais vous faire une proposition. Mon objectif est tout à fait pacifique : je voudrais vous donner à voir une partie de nos réalités, multiples mais toujours avec des points communs forts.
Mon message fait suite à des déclarations de votre part, qui tendent à remettre en cause le soutien apporté aux élèves en situation de trouble ou de handicap, qui ont besoin d’une assistance humaine (nos collègues les AESH) par exemple. Mais il fait aussi suite à d’autres de vos propos, que j’ai entendus il y a quelques semaines, qui semblaient remettre en cause l’idée même d’inclusion. C’est curieux par ailleurs, car les structures d’accueil pour les enfants ne relevant pas de ladite inclusion manquent cruellement. Je me refuse à imaginer que vous souhaitez qu’on sorte ces élèves du système scolaire, que vous songez à laisser la responsabilité de leur enseignement aux familles qui déjà se battent au quotidien pour faire grandir leurs enfants. Dans mon collège ordinaire, j’ai en face de moi des enfants ayant reçu des notifications Ulis mais sans place dans un de ces dispositifs, des enfants ayant reçu des notifications pour être accompagnés d’un(e) AESH mais sans personne pendant des mois, des enfants ayant reçu une notification pour du matériel, dont peut-être ils seront dotés l’année prochaine… Alors les tiers-temps, ça, ça y va. Ca ne coûte rien, ça ne sert pas toujours à quelque chose, mais c’est facile de les accorder. Mais pardon, je m’énerve et c’est contreproductif. Car en fait j’aimerais tant me faire entendre de vous, comme beaucoup d’entre nous, enseignant(e)s, AESH, chef(fe)s d’établissement, personnel(le)s de vie sco, inspecteur(e)s, infirmier(e)s et médecins scolaires, assistant(e)s sociaux, copsy et j’en passe. Pas pour nous plaindre, mais pour construire avec vous.
De là où nous sommes, les « gens du terrain », comme on dit, nous avons l’impression parfois que la pseudo-réalité qui vous est montrée n’est pas la réalité. Sans doute nous aussi passons à côté de tout un tas de paramètres, j’en suis consciente. Mais quand même. Comme j’aimerais, monsieur le ministre, vous la faire visiter, ma réalité ! Je serais positivement ravie de vous emmener faire le tour des circo du coin dans ma Lodgy, de vous faire rencontrer petits et grands sans tout un tralala qui, peut-être même à votre insu, empêche des paroles vraies d’arriver à vous. Là tout de suite c’est d’inclusion que je veux vous parler, parce que vivre ensemble c’est en soi LE projet de société, mais je pourrais vous parler de mathématiques, d’apprentissages fondamentaux, de méthodes de lecture, de langues vivantes, de comment nous enseignons par des projets pour faire grandir en mettant les savoirs en cohérence, de formation initiale et continue, des structures d’enseignement (le lycée pro en tête), de laïcité, et j’arrête parce que sinon ça va être long, mais bref, si vous avez quelques jours, on y va. En plus je fais bien la cuisine, vous ne serez pas déçu.
Voici un petit exemple de ce que je pourrais vous donner à voir au cas où vous n’accepteriez pas mon invitation (ce qui serait fort dommage). C’est un dessin. Quand j’ai raconté son contexte à mon mari, j’ai bien senti son émotion à lui aussi. Bon, mon mari était prof d’histoire-géo, maintenant il est coordo Ulis, c’est sûr que ce n’était pas difficile de prévoir qu’il serait touché par ma petite histoire. Mais c’est aussi parce qu’il symbolise quelque chose de fort, ce dessin. Je l’ai affiché sur mon frigo, parce que moi aussi je dois veiller à ne pas me retrancher dans le confort au point de ne plus pouvoir en sortir.

Alors, voilà.
Je suis prof en collège, passée par l’enseignement en lycée, en université, en IUT, en prison, en hôpital, en entreprise et tout et tout, mais j’ai un regret : ne pas pouvoir aussi enseigner en école. Alors depuis des années je vais dans des classes, au départ en tant que formatrice, et puis comme les structures ne correspondaient plus à ma philosophie et que j’aime être payée pour ce que je fais professionnellement, j’ai laissé tomber le côté institutionnel et je vais chaque semaine dans des écoles sur mon temps libre. Au moins, je ne suis pas payée, mais c’est logique. Mes chef(fe)s d’établissement ont bien voulu me libérer une journée par semaine en condensant mon emploi du temps le reste du temps pour cela, les IEN de circo m’ont autorisée à intervenir, des professeures des écoles m’ont accueillie avec beaucoup de gentillesse et zou.
Je vous laisse réfléchir à l’anormalité fondamentale de cette situation, cela dit, qui en dit long sur notre système éducatif et de formation.
Jeudi dernier, je suis allée dans plusieurs classes de différentes circos. De beaux échanges encore… Des expérimentations, des déploiements de séquences dont je sais qu’elles fonctionnent bien, de l’interdisciplinaire toujours, avec la lecture, la verbalisation et l’être ensemble au centre. Dans une de ces classe, j’ai fait la connaissance de Nolan. Nolan est un petit garçon, scolarisé en cycle 2. Il a un niveau de moyenne section je pense, globalement, mais avec des irrégularités. Il est très très clairement en décalage dans de multiples domaines et ne bénéficie pour le moment d’aucun soutien de quelque ordre, pour des problèmes de lourdeurs administratives. Il « n’a pas encore le 16 », m’a dit sa maîtresse, toute tendue vers sa progression, « mais on va y arriver : on a déjà fait tellement de progrès ! » Enseigner à Nolan, c’est complexe, mais enseigner à un groupe avec Nolan, c’est compliqué. Je faisais construire des « machines à mesurer les durées » aux élèves de sa classe, et Nolan avait surtout envie d’aller vers ces jolies pailles, ce sable scintillant, ces engrenages colorés ou ces jolis petits jetons rouges ou bleus qu’utilisaient ses camarades dans un but précis. Et hop, il se servait au coeur des dispositifs en construction, et boum tout était à refaire. Au départ, je me suis dit ouhlala, on va faire comment avec Nolan ? Et puis j’ai observé (le formateur doit toujours commencer par observer le contexte, par nature inconnu, dans lequel il déboule) les élèves de la classe et la maîtresse. J’ai vu le soin que chacune et chacun apportait à donner une place à Nolan. J’ai vu aussi le respect. J’ai donc, grâce à ces grandes et petites personnes, compris que Nolan n’est pas un enquiquineur. Nolan est un enquiquiné, par ses propres troubles. Alors j’ai négocié : « D’accord, Nolan, je te permets de mélanger un peu des différentes sortes de nouilles, et je te donne aussi un peu de ça et de ça, mais pas le sable rose. Le sable rose, j’en ai trop besoin pour tes camarades là-bas, qui ne sont déjà pas sûrs d’en voir assez. Ok, Nolan ? » Aaaaah, ça n’a pas été facile. On n’était vraiment pas trop de deux adultes. Mais on a réussi. Nolan n’a pas fabriqué une machine à mesurer le temps, mais il a participé en enfilant un fil de laine dans une paille, ce que je tentais de réaliser et qui m’énervait au plus haut point et qu’il a exécuté comme ça pouf d’un coup d’un seul. Il a fabriqué des mygales avec son petit matériel, « parce que moi j’adore les gentilles petites bêtes même quand les gens ils les aiment pas » (ah oui, tiens, sans blague), puis a dessiné un dinosaure, que vous pouvez, monsieur le ministre, admirer ci-dessus. Le ventre de ce dinosaure sourit. C’est si joli. Nolan avait fait ce dessin pour lui, mais il me l’a donné. Je lui ai dit que je l’afficherai dans ma classe, mais il est venu ensuite me dire qu’il préférait que je l’affiche dans ma maison. Alors je l’ai affiché dans ma maison. Il s’est appliqué très fort pour écrire son prénom. Il l’a écrit en capitales, avec beaucoup de difficulté mais avec succès, puis il m’a dit qu’il ne l’écrivait pas en attaché « parce qu’il n’y arrive pas bien et que ce n’est pas beau », alors je l’ai encouragé et je trouve qu’il s’en est drôlement bien sorti. En sortant de la classe, il a fait marche arrière et m’a demandé : « tu lis mon prénom, hein ? Faut pas que t’oublie que c’est moi qu’a fait le dessin pour toi ». Je l’ai rassuré : promis, je n’oublierai pas, et en plus c’est parfaitement lisible.
En discutant avec sa professeure des écoles, nous avons décidé que je construirai une séance pour Nolan, mais qui sera utile à toutes et tous dans la classe. Ma collègue m’a dit : pour capter son attention quelques minutes d’affilée, il faut avoir recours aux histoires, car il adore écouter des histoires, parler d’animaux (existants ou ayant existé, vous l’aurez compris), et s’armer de patience. Elle m’a mise en garde : « tu sais, ce n’est pas sûr que ça marche, parfois je n’arrive pas à l’attraper pour apprendre, même un peu. Parfois j’y arrive quelques minutes dans la journée ». Je pense que je vais faire travailler les élèves sur les angles, au travers des champs de vision de différents animaux, à partir d’un album. Il me reste à trouver LE bon album. Ca va le faire : je vais aller m’assoir par terre, au rayon jeunesse de ma librairie préférée, et farfouiller. Et puis bon, si ça apporte à Nolan, tant mieux ; de toute façon ça apportera aux autres élèves de la classe et j’aurais plus d’éléments de réflexion et d’expérience pour poursuivre.
Nolan est un bon exemple d’enfant qui n’est vraiment pas ordinaire mais qui gagne à être inclus et scolarisé en classe ordinaire, le plus longtemps possible. Nolan fait que la journée n’est pas un long fleuve tranquille. J’ai vu la fatigue de sa maîtresse, en cette fin de période en plus, mais j’ai surtout vu la détermination, l’intelligence et la profonde humanité dont elle fait preuve. Alors non, Nolan n’accèdera pas à la multiplication cette année, il ne modélisera sans doute pas les angles droits, mais il grandit, il apprend, et échange. parfois c’est super dur, pour lui, inconfortable pour les autres, épuisant pour son enseignante. Mais ça en vaut la peine, parce que Nolan est une personne aussi précieuse que n’importe qui d’autre.
Voilà, monsieur le ministre. Je suppose que jamais ma petite prose ne franchira les multiples couches structurelles fort rigides qui me séparent de vous. Mais quand même, je réitère ma proposition : donnez-vous, donnez-nous la possibilité d’être vraiment notre ministre. Vous nous semblez parfois si loin de nos réalités, vous qui nous gouvernez. Si vous êtes ministre de l’éducation nationale, c’est bien pour celles et ceux qui la peuplent, n’est-ce pas ?
Qu’ajouter…
Je comprends. Je partage entièrement. Je ne suis pas aussi engagé que toi et je n’aurais pas mis en avant les mêmes éléments ou la même expérience mais en filigrane, il y a les mêmes constats.
Nous voyons une certaine idée de l’école s’étioler, se dégrader, s’affaisser. Tout doucement, le système sombre au grand désespoir des « gens du terrain ». Ces « gens » dont la volonté d’enseigner, de transmettre, de faire grandir est pour autant toujours aussi forte et justement…
Entre énervement, abattement, consternation et énorme tristesse, nous constatons.
L’épuisement est grand. La tristesse encore plus. C’est la première année que je vois des collègues pleurer. Oui, des collègues pourtant solides et expérimentés. Ils pleurent de désespoir, de ne pas pouvoir faire. Ils pleurent sur l’Ecole.
Peut-être est-ce passager ? Un mauvais moment dont les causes seraient multiples et externes. Je ne sais pas mais j’en doute. J’en doute parce que le discours et les réponses aux nombreux et concordants signaux d’alarme sont au mieux ridicules.
Alors, de mon côté, je me limite désormais à mon petit rôle, à un tout petit périmètre, celui des quelques élèves dont j’ai la charge pour essayer d’enseigner un peu de mathématiques. Je me questionne, je doute, j’essaye et la moindre petite étincelle est un rayon de soleil.
Un escargot rentré dans sa coquille qui observe tristement.
Des jours meilleurs reviendront peut-être…
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J’espère que cette lettre arrivera jusqu’au minisistre et qu’il sera touché comme toute personne qui l’a lira avant… Si il pouvait par cette lettre se reconnecter juste un petit peu à la réalité et s’attaquer aux vrais problèmes, à la base.
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